La Folie des pâtes , un super article par Emmanuel Giraud paru dans Le Point du 5 décembre 2011
Changement de statut chez celle que l’on appelait autrefois « la nouille » : désormais
chic et tendance, elle s’affiche jusque dans les restaurants les plus étoilés ! Évolution
ou révolution culinaire ?
Va-t-on vraiment au restaurant – le « grand », le gastronomique, celui où l’on se rend
avec des étincelles de gourmandise dans les yeux – pour manger des pâtes ? Il y a
quelques années, influencés par le souvenir des coquillettes trop cuites de la cantine
ou des lasagnes un peu molles du bistrot du coin, on ne se posait même pas la
question. Aujourd’hui, la marmite à pasta semble bouillir furieusement dans les
cuisines des restaurants les plus en vue.
Installé depuis un an à peine à deux pas du marché d’Aligre, Rino1 est rapidement
devenu la nouvelle sensation bistronomique de l’Est parisien. Cette table de poche –
une vingtaine de couverts, tout au plus – propose chaque soir un fulgurant menu
dégustation dans lequel figure systématiquement… une assiette de pâtes ! Chantre de
la cucina povera, Giovanni Paserini, magnifie les ingrédients de la cuisine
quotidienne pour les transformer en des créations singulières et émouvantes, comme
ces raviolis farcis au pecorino, petits pois et réglisse, ou ces tortelinis à la brandade de
morue, servis dans un subtil bouillon de crevettes grises.
L’engouement pour la pasta est également palpable dans les sphères les plus
exclusives de la gastronomie française. Depuis quelques saisons, les chefs étoilées ne
vibrent qu’à l’évocation d’une petite pâte artisanale originaire de Sardaigne : la
fregola sarda. A mi-chemin entre la pâte émiettée et le couscous roulé, cette variété
rustique est grillée au four, ce qui lui confère des arômes torréfiés tout à fait singuliers.
Arrivée en France il y a peu, elle est vite devenue la coqueluche des grandes tables.
On la retrouve au printemps au Cinq2, le prestigieux restaurant du George V,
accompagnée de calamars et d’une émulsion de combawa, et à l’automne chez
Laurent3, l’élégant pavillon de chasse situé en bas des Champs-Elysées, dans un
bouillon crémeux à la truffe blanche. Yannick Alléno se souvient de sa rencontre avec
ce remarquable ingrédient de la cuisine sarde : « Un petit artisan était venu me la
présenter lorsque je travaillais au Scribe. Il avait un pull troué, c’était un authentique
paysan, vraiment touchant. J’avais trouvé son produit extraordinaire, avec un léger
goût de noix. » Depuis, le chef triplement étoilé du Meurice4 l’a inscrite dans son
menu dégustation, et la travaille comme un risotto, avec de la moelle de boeuf et de
la poutargue râpée.
Des pâtes, des pâtes, oui, mais de la variété !
Avez-vous remarqué comment les pâtes empiètent désormais sur les linéaires voisins ?
Adieu le morne rayon « nouille », terme indifférencié, mollasson et légèrement
péjoratif. Bienvenue à la diversité ! Penne, farfalle, torti, linguine ou pipe rigate : on
imagine la stupeur et les vertiges de Don Patillo, le double parodique de Don Camillo
inventé en 1975 pour les publicités Panzani, s’il revenait, de nos jours hanter les
allées d’un hypermarché : « Que de tentations, Seigneur ! Que de tentations ! ». La
marque, leader historique du marché sur la pâte sèche, fabrique en effet près de 180
formes différentes, dont 70 sont disponibles en France dans les grandes et moyennes
surfaces. La raison de ce choix pléthorique ? « C’est culturel ! Dans chaque région du
monde, les consommateurs ont une histoire avec les pâtes, un attachement à telle ou
telle forme », explique Xavier Riescher, le PDG de Panzani. En somme, il en faut pour
tous les goûts ! « Et puis pour faire des pâtes, c’est très simple : de la farine de blé dur
et un peu d’eau », précise-t-il, « Difficile de changer la recette ! L’innovation passe
donc d’abord par le dessin de la pâte ».
Chez les challengers comme Barilla (par ailleurs numéro un en Italie), on multiplie
aussi les références, et l’on affiche fièrement l’origine précise de chaque pâte. La
Collezione d’Italia, propose ainsi des spécialités régionales aux dessins originaux,
puisant dans le patrimoine culturel et historique italien. Sur l’arrière du paquet, on
apprend que la forme des castellane est inspirée par les robes des courtisanes du
Duché de Parme, et que les orechiette des Pouilles étaient à l’origine étirées à l’aide
du pouce sur le rouleau à pâtisserie, pour leur conférer cette rotondité caractéristique.
Laura Zavan, créatrice culinaire originaire de Trévise, s’est installée à Paris depuis
une quinzaine d’années. Derrière ses sages lunettes, son regard pétille lorsqu’elle
évoque les marques Setaro ou Martelli : « Il y a dix ans à peine, ces pâtes sèches
artisanales étaient encore introuvables en France ! Aujourd’hui, on peut les dénicher
dans les épiceries fines italiennes ». Car pour elle, la “vraie” pâte, l’authentique, la
plus noble, c’est la pâte sèche. Bien sûr, les pâtes fraîches ont leur charme, si elles
sont artisanales ou faites maison. Mais les marques françaises vendues en barquette
sous atmosphère modifiée laissent Laura de marbre : « Je suis très souvent déçue par
ce que l’on trouve en supermarché. Le goût et la texture ne sont jamais satisfaisants.
Ces pâtes sont beaucoup trop molles ! » Seules les pâtes fraîches industrielles
italiennes trouvent crédit à ses yeux : « Là, il y a un vrai savoir-faire ! » Pas étonnant
que celles de Giovanni Rana soient devenues en quelques années numéro deux des
ventes en France.
Aux fourneaux !
N’allez pas me dire que vous mangez encore des nouilles au beurre ! Fini, ces tristes
habitudes héritées des périodes de privation ! Désormais on enjolive, on agrémente,
on festonne, bref, on ” cuisine ” les pâtes. Indétrônable, la bolognaise a toujours la
faveur de la majorité des consommateurs (près de 50% des ventes concernent cette
sauce fétiche). Mais d’autres, comme le pesto alla genovese, acquièrent peu à peu
leur droit de cité à la table quotidienne, sans doute aidés par l’aura sensuelle qui
entoure les spécialités en provenance de la botte.
« Culinairement parlant, l’Italie fait rêver » explique Alba Pezone, qui a fondé en 2004
Parole in cucina6, une école de cuisine italienne. « Dans chacun de mes cours, il y a
un plat de pâtes », raconte la volubile jeune femme, « car en Italie, tout le repas est
organisé autour de la pasta. C’est le primo piatto, le premier plat, le plus important,
celui qui structure le repas ». Certains de ses élèves, particulièrement assidus, lui
réclament même des cours entièrement dédiés aux lasagnes, aux gnocchis ou aux
tagliatelles à l’encre de seiche !
Sur les blogs culinaires, on trouve bien sûr pléthore de recettes pour agrémenter
l’infinie diversité des pâtes, chacun des blogueurs rivalisant d’érudition pour y
associer “la” sauce, idéalement conçue pour telle ou telle forme. Dynamisée par la
fluidité des échanges numériques, la passion française pour la pasta s’insinue
insidieusement dans des espaces où on ne l’attendait pas forcément. Guillaume Long,
illustrateur et auteur de bandes-dessinées, s’enflamme sur son blog7 pour les
orechiette alla barese. De son trait gourmand et coloré, il détaille chaque étape de la
recette avec une précision diabolique, et réussit à faire saliver les internautes avec un
simple croquis de cime di rapa, ce légume cultivé dans le sud de l’Italie, essentiel à la
confection du plat.
Patoumi8, quant à elle, ne possède pas de blog culinaire mais une manière de journal
extime, où elle dévoile ses états d’âmes d’étudiante, ses coups de coeur littéraires et
ses expérimentations photographiques. De temps à autre, elle partage une recette
d’une sincérité confondante, comme ces pâtes au citron et au lait ribot, un plat « frais
et assez dynamisant pour étudier Lacan » confesse-t-elle malicieusement sur son
divan numérique.
Un changement de statut nutritionnel
Longtemps, les pâtes ont été synonyme d’aliment roboratif. « Après la seconde guerre
mondiale, la réclame insistait fortement sur le caractère nourrissant des pâtes aux
oeufs », raconte Xavier Riescher. Avec l’embellie économique des trente glorieuses,
on a progressivement ajouté du jambon dans les coquillettes et les spaghettis sont
devenus un banal accompagnement pour le steak. « Une véritable hérésie ! » se
désole Laura Zavan, qui milite activement pour l’abandon des pâtes comme garniture.
Trop copieuses, trop cuites, assaisonnées d’une louche de beurre ou d’une brouettée
de gruyère râpé, on comprend que les pâtes servies de cette façon aient si mauvaise
réputation ! Classées dans la catégorie très peu glamour des féculents, elles étaient la
première chose à supprimer en cas de régime. « Pourtant, avec 80 grammes de pâtes,
cuisinées uniquement avec des légumes et un filet d’huile d’olive, on obtient un plat
sain, léger et équilibré ! » s’enthousiasme l’auteur de My Little Italy. C’est aussi l’avis
d’Armelle, appétissante trentenaire originaire de Normandie. Traumatisée par les
excès de crème de son enfance, elle a radicalement changé sa façon d’appréhender la
pasta après avoir passé un an à Rome. A l’instar de ses amies du Trastevere, éternelles
abonnées au régime, elle évite le fastidieux déjeuner complet « entrée-plat-dessert »,
et préfère désormais se régaler d’un lumineux plat de bucatini aux courgettes, ail et
romarin plutôt que d’une triste salade défraîchie garnie de périlleuses graines
germées. « Si l’on oublie le mot féculent pour le remplacer par l’expression sucres
lents, mon plat de pâte devient tout de suite plus sexy… et plus diététique ! » avoue
Armelle dans un éclat de rire.
Nomadisme culinaire
Ainsi drapées de ce savoureux mélange d’élégance italienne et de renommée
trophologique, les pâtes bousculent les habitudes déjeunatoires. A coté des
sandwiches, des salades déjà préparées et des plats cuisinées prêts à réchauffer, les
supermarchés proposent depuis l’année 2009 d’étranges boites de ” pâtes à
emporter”. Scellées dans un emballage en plastique, les pâtes pré-cuites et la sauce ne
nécessitent que deux minutes au micro-ondes avant de pouvoir se déguster. En dépit
de quelques recettes qui s’avèrent ratées, la grande majorité des références réussissent
à tirer leur épingle du jeu. Patrick, qui n’a plus le temps de lire Paul Morand pendant
ses pauses déjeuner, est emballé par le concept : « Pour le prix d’un sandwich sans
âme et sans saveur, j’ai un vrai plat chaud, appétissant, prêt en deux minutes et qui se
mange sur le pouce sans déplaisir ! ». Il est vrai que ces boites, vendues entre trois et
quatre euros – fourchette comprise ! –, constituent une alternative plutôt bon marché
aux triangles de pain de mie détrempés par une garniture douteuse, que l’on retrouve
sur les mêmes rayonnages.
Le facteur temps et la simplicité de préparation ont également inspiré bon nombre de
spécialistes de la restauration rapide, qui depuis quelques années, se sont installés sur
le créneau de la pâte ” nomade “. Mezzo di Pasta, Viagio, Francesca ou PastaCosy, ces
entreprises françaises ont choisi une enseigne fleurant bon l’Italie pour envahir les
centres commerciaux et les quartiers d’affaires des grandes villes. Leur ambition ?
Détrôner les fast-food traditionnels et autres kebabs avec d’alléchantes offres de pâtes
à consommer sur place ou à emporter. Une formule à moins de dix euros, servie en
moins de six minutes, l’affaire a effectivement de quoi séduire un large public. Jessica,
21 ans, a été sensible à l’esprit potache de la proposition du jour, et elle « sur-kiffe
grave » ses fusilli à la sauce vodka. Anne-Marie, dubitative quant aux choix de sa fille
en matière de sauce comme de vocabulaire, se régale avec de classiques tortellini
ricotta-épinards : « C’est exquis, ne trouvez-vous pas ? ». Une famille heureuse,
somme toute.
Basta la pasta !
Lorsque Marinetti publie en 1930 son « Manifeste de la cuisine futuriste », l’écrivain
italien a déjà essuyé quelques virulentes polémiques artistiques et politiques. Mais
cette fois-ci, le tollé est énorme. Ce ne sont pas tant les recettes provocantes qui font
scandale (comme ce Poulet-Fiat farci aux roulements à billes), mais le slogan qui sert
de cri de ralliement au mouvement : « A bas les pâtes ! ». Marinetti a beau en appeler
aux médecins pour expliquer que « La pâte est difficile à digérer, délétère, castratrice,
et freine les élans amoureux… », sa harangue ne prend pas. Dans une Italie attachée
aux traditions culinaires, on ne badine pas avec la pasta !
1 http://rino-restaurant.com/
2 http://www.fourseasons.com/paris/dining/le_cinq/
3 http://www.le-laurent.com
4 http://www.meuricehotel.fr/restaurant-le-meurice
5 Auteur de My Little Italy (Marabout, 2006) et de Les Basiques : Pasta (Marabout, 2009)
6 http://www.paroleincucina.com
7 http://long.blog.lemonde.fr
8 http://poppiesoctober.blogspot.com
Bibliographie :
– Laura Zavan : My Little Italy (Marabout, 2006), Les Basiques : Pasta (Marabout,
2009)
– Tony Vianello : La Pasta, formes et saveurs (Jean-Paul Rocher, 2003)
– Pâtes : la cuillère d’argent (Phaïdon, 2010)
– Filippo Tommaso Marinetti : La Cuisine futuriste (Métaillé, 1982)